Je
traverse Prague, il pleut. Je roule dans la ville en voiture sans
m’arrêter. Des bus à étage promènent les touristes. Trop de monde, trop
de bruit. Je quitte sans regret cette ville que l’on me décrivait comme magnifique.
Elle l’est sans doute, mais je préfère m’enfoncer dans la campagne bohémienne
sur laquelle la nuit est tombée.
La
pluie a enfin cessé. Une petite ville en bordure de forêt. Une auberge. C’est
parfait.
Le
lendemain, je photographie les arbres. Je traverse des villages, ils se
succèdent sans me laisser d’indices qui les différencieraient les uns des
autres. Un premier, un second, un troisième.
Dans
le quatrième, perdue, incongrue, la boutique d’un antiquaire. Etonnant, le
village est si petit, égaré dans la campagne de la République Tchèque, à plus
d’une centaine de kilomètres de sa capitale. A la sortie du village, mes
premiers modèles apparaissent.
Des
milliers d’arbres. Je m’enfonce dans la forêt. Ma journée se passe à
photographier, dans un silence exigeant. Un silence contraignant le regard
à porter une grande attention à ce qui vous entoure.
Lorsque
je traverse les villages dans l’autre sens, le soir, il est cinq heures. La
nuit est tombée, interrompant mes prises de vue. Le même village. L’antiquaire.
Chacune des fenêtres de sa boutique laisse filtrer une lumière colorée. Je
m’arrête. Je pénètre dans une petite pièce éclairée de plusieurs lampes dont
les abat-jour renvoient pour chacun une teinte différente. Je suis chez
quelqu’un. Il ne s’agit pas seulement, là, d’une échoppe. Dans un minuscule
recoin, un vieil homme est assis derrière une table encombrée d’objets sortis
d’un autre siècle.
Il
me salue en souriant et pose devant lui la tasse de métal émaillée qu’il venait
de porter à ses lèvres. D’un signe de la main, il m’invite à regarder ce qui
encombre sa boutique. Je me promène dans les pièces qui se succèdent,
choisissant quelques objets.
Dans
une vitrine, sur les étagères, sont alignés des appareils photos anciens.
Devinant mon intérêt à leur égard, le vieil homme vient ouvrir la porte vitrée
et me laisse contempler à loisir chacun des appareils. Je lui explique dans un
anglais mâtiné d’allemand que je suis photographe. Il me répond dans un tchèque
mâtiné de polonais qu’il aime beaucoup la photographie.
Il
m’offre une tasse de thé. Je ne songe pas un instant à faire semblant de
refuser. Il ouvre une seconde vitrine de laquelle il extrait une jolie tasse de
porcelaine posée sur sa soucoupe. Il essuie consciencieusement l’ensemble et me
sert du thé. Nous discutons dans une langue étrange, inconnue, mais que pour
l’occasion nous semblons maîtriser. Que se dit-on ? Je ne le sais pas
véritablement. Et je doute ainsi de la force des mots… La qualité de notre échange
ne sera donc pas liée à ce dont nous parlons, mais plus à notre manière de dire
et d’être. Il emballe avec application les objets choisis tandis que je bois
avec délectation le thé qu’il m’a servi. Tout à coup, mon corps se souvient
qu’il faisait grand froid dans cette campagne tchèque enneigée. Je regarde, les
unes après les autres, des photographies rangées dans une boite sur la table.
Des portraits, pour la plupart datant des années vingt et estampillés, au dos,
de l’adresse du studio qui les a réalisés. La plupart de ces images ont été
prises dans un studio à Prague, plusieurs autres à Vienne.
Le
vieil homme a fini d’empaqueter mes achats. Je range les photos dans leur
boite, réuni mes paquets, prête à m’en aller. Il prend les photos que je
regardais, extrait l’une d’entre elles, l’enveloppe dans une feuille de papier
de soie et m’en fait cadeau. Ce faisant, dans la langue que nous avons inventée
il y a une heure, il me propose de passer le lendemain, à la même heure, boire
une tasse de thé. Je lui réponds que je viendrai.
Dans
ma chambre d’hôtel, je déballe la photographie : c’est le portrait d’un
homme, trentenaire, très beau, portant une barbe que j’imagine rousse, ses yeux
sont clairs, bleus ou verts. Il ne regarde pas l’opérateur, ne sourit pas, absent
de son propre portrait, il laisse son regard se perdre dans le vague. Cette
photo me plait, au-delà même de la manière dont j’en suis devenue la
détentrice.
Le
lendemain, à l’heure dite et avec quelques pâtisseries, je retourne chez le
vieil homme. La tasse dans laquelle j’ai bu le thé d’hier est disposée sur la
table dans l’attente de ma venue. Il a échangé son quart métallique fleuri
contre une seconde tasse assortie à la première et semble ravi de me voir
revenir dans son antre. Depuis hier, il a cherché et trouvé des objets venus de
France : un livre de photographies dans lequel on peut suivre la
construction de la tour Eiffel, des photographies du Balzac de Rodin et un
livre sur les vignes bourguignonnes. Il me montre une photo des Hospices de
Beaune, fièrement : il les a visités !
Le
thé qu’il me sert est un thé noir. Je le devine ainsi un peu âpre. Il y ajoute
un nuage de lait concentré sucré, véritable cumulo-nimbus, en faisant une
boisson sirupeuse et épaisse bien éloignée de mon idée du thé. Les pâtisseries
blanches et poudreuses que j’ai apportées sont terriblement sucrées elles
aussi.
Nous
parlons peu, en regardant tous les trésors de sa boutique.
J’aime
cet instant suspendu hors du temps, plus doux que souvent, délicieusement lent.
Au moment de mon départ, l’antiquaire me tend un petit paquet identique à celui
qui contenait la photographie offerte la veille et me propose de revenir le
lendemain.
Assise
sur le lit de ma chambre d’hôtel, je déballe la seconde photographie. Le
portrait d’une jeune femme brune et vive, vêtue d’un corsage noir en dentelle
épinglé d’une fleur de tissu, m’apparaît. Autour du cou elle porte une fine
chaîne sur laquelle une croix est enfilée. Ses cheveux sont retenus en arrière
en un strict chignon. Pas une mèche ne dépasse. Elle ne sourit pas et regarde
l’opérateur droit dans les yeux. J’aime cette manière de faire du modèle
lorsque je fais un portrait.
J’aime
qu’il n’y ait pas de doute, que le regard soit si franc.
Que
le modèle soit parfaitement consentant.
Au
dos de la photographie, un nom a été tracé à la plume : « Josefa
Yiroutkovà ».
La
première fois que je me suis arrêtée chez le vieil antiquaire, ce n’était que le
dernier moment d’une journée où mon esprit était entièrement occupé à
rechercher, dans la campagne tchèque, des endroits susceptibles de me raconter
une histoire. Depuis, les jours se passent à faire des images en attendant
d’aller passer un moment chez le vieil homme.
Lorsque
j’arrive, ce soir-là, il est dans son jardin et m’entraîne à le visiter. Au
cœur de ce mois de février, son potager recouvert de neige n’a certes pas le
charme de ce qu’il doit révéler aux premiers jours de l’été mais l’exubérance
des gestes du vieillard à m’expliquer ce qu’est ce jardin au plus fort de sa
production me donne l’imagination nécessaire afin de visualiser plants de
courgettes, salades et tomates à venir. C’est amusant de voir avec quelle
fierté il me montre ce qui n’existe pas et avec quel émerveillement je
m’extasie de ne rien voir.
Il
n’a pas besoin des mots pour communiquer. Fait-on semblant tous les deux de se
comprendre ou y parvient-on réellement ? Est-ce bien important ?
Point de babélisme chez le vieux jardinier. Il invente. Gestes et objets se
succèdent en fonction de ce qu’il veut faire sentir.
Le
jour descend, nous sommes retournés dans sa boutique. Il verse le concentré de
thé noir et dense au fond des tasses avant de l’inonder de l’eau puisée à
son samovar, faisant ensuite disparaître le petit nuage de chaleur qui s’en
échappe sous la blanche froideur du lait concentré. Satisfait de cette
préparation, il me tend la tasse qui m’est destinée avec un immense sourire. Je
tente alors de lui expliquer que l’avion qui me ramène à Paris décolle le
lendemain. Pour la première fois, il ne me comprend pas. Il n’a pas envie. Pas
envie de définir aussi précisément que c’est là la dernière tasse de thé que
nous boirons ensemble. Je renonce à cette explication, un peu gênée d’avoir
ainsi perturbé le déroulement de cet instant et je me brûle en buvant mon thé.
Il
ouvre un coffre rempli de voitures miniatures : je reconnais les
reproductions des D.S., Simca et 4L Renault de mon enfance. Il m’en donne une.
Une petite Simca 1100 bleu ciel. Je finis mon thé. La nuit est tombée.
Je
décide de m’en aller, parce qu’il faut bien finir par le faire. J’enfile mon
manteau que j’avais déposé sur le dossier d’une chaise. Nous nous serrons la
main et je pars.
Je
n’ai même pas eu l’idée de faire son portrait. Infidèle photographie. Elle me
délaisse toujours dans les jolis moments, comme consciente de son incapacité à
les apprécier à la hauteur de mon attente.
Jusqu’au
dernier moment, j’ai espéré que le vieil homme me ferait cadeau d’une troisième
photographie et je suis tristement un peu déçue.
Je
retourne vers mon hôtel. Je monte dans mon impeccable et confortable chambre
au-dessus d’une conviviale brasserie. Le village vit au rythme d’un brasseur.
Ici l’activité est incessante, à l’image de celle d’une grande ville. Celles
que j’ai traversées depuis quelques jours m’ont toutes semblées mornes, comme
abandonnées. Sans doute est-ce la raison de ce choix : du bruit pour le
soir. Un peu, pas trop, juste ce qu’il me faut. Je suis étonnée par l’affluence
qui règne dans la brasserie, par le mélange des genres aussi. Tout le monde
vient ici : des jeunes, des vieux, des familles. Des gens toujours
accompagnés. Je suis la seule à être seule. Tous semblent vivre dans une
certaine opulence. Je m’installe. Cet endroit est formidablement bruyant, la
langue usitée m’est étrangère. C’est facile d’écrire, rien ne me dérange. Tout
est excessif et loin de moi, plus silencieux encore que la forêt.
Tout
le monde se connaît. On me regarde un peu, mais seulement parce que je ne suis
pas là d’habitude.
La
serveuse, présente chaque soir, brandit de derrière le bar une tasse et un
sachet de thé dans ma direction, attendant à peine mon approbation pour me préparer
la même boisson chaude que je bois depuis mon arrivée. Un thé noir, très fort,
dans une grande tasse. L’usage de la théière n’a pas cours ici. La vitesse à
laquelle on prend des habitudes, autant que le caractère rassurant qu’elles
prennent pour ceux à qui vous les imposez, me trouble souvent.
Je
plonge la main dans une des poches de mon manteau, je cherche mon étui à
cigarettes. Je sens le froissement d’un papier de soie. Je devine, avec
plaisir, de quoi il s’agit : le vieil homme n’a pu résister à me faire ce
plaisir, une troisième photographie, emballée dans le même papier de soie que
les deux précédentes et glissée dans ma poche. Je l’imagine à la fois glissant
discrètement ce cadeau dans ma poche et songeant au moment où je le
découvrirai.
Une
fois le thé servi, je fume une cigarette. La Tchéquie tolère encore ce type de
pratique. On se déshabitue aussi vite que l’on s’habitue : la première
cigarette fumée ici était un peu honteuse, la seconde merveilleuse, les autres
normales.
Un
long moment, j’oublie ce qui m’entoure.
Le
petit paquet est posé devant moi, sur la table. Dans l’attente.
Je
sors les deux autres images conservées dans mon sac, ensemble.
Je
constitue un couple en les posant côte à côte. Puis je soulève les épaisseurs
de papier enveloppant la troisième image, je vois apparaître le visage d’une
fillette d’une douzaine d’années. Un ruban noué autour de la tête, duquel
dépasse une courte frange, retient ses cheveux en arrière. Son port de tête est
si semblable à celui de la jeune femme, je la lui donne pour mère
immédiatement ; d’ailleurs elle porte un chemisier identique au sien, sans
fleur, ni croix. Sa bouche à la même finesse pincée. Ses cheveux et ses yeux
sont clairs comme ceux de l’homme et son regard se perd de la même manière, il
sera donc son père.
Je
quitte la Bohême demain, me demandant ce qu’a été la vie de ceux dont j’emmène
le portrait dans ma valise et songeant à quel point j’aime les photographies.