8.5.16

L'antiquaire




Je traverse Prague, il pleut. Je roule dans la ville en voiture sans m’arrêter. Des bus à étage promènent les touristes. Trop de monde, trop de bruit. Je quitte sans regret cette ville que l’on me décrivait comme magnifique. Elle l’est sans doute, mais je préfère m’enfoncer dans la campagne bohémienne sur laquelle la nuit est tombée.
La pluie a enfin cessé. Une petite ville en bordure de forêt. Une auberge. C’est parfait.

Le lendemain, je photographie les arbres. Je traverse des villages, ils se succèdent sans me laisser d’indices qui les différencieraient les uns des autres. Un premier, un second, un troisième.
Dans le quatrième, perdue, incongrue, la boutique d’un antiquaire. Etonnant, le village est si petit, égaré dans la campagne de la République Tchèque, à plus d’une centaine de kilomètres de sa capitale. A la sortie du village, mes premiers modèles apparaissent.
Des milliers d’arbres. Je m’enfonce dans la forêt. Ma journée se passe à photographier, dans un silence exigeant. Un silence contraignant le regard à porter une grande attention à ce qui vous entoure.
Lorsque je traverse les villages dans l’autre sens, le soir, il est cinq heures. La nuit est tombée, interrompant mes prises de vue. Le même village. L’antiquaire. Chacune des fenêtres de sa boutique laisse filtrer une lumière colorée. Je m’arrête. Je pénètre dans une petite pièce éclairée de plusieurs lampes dont les abat-jour renvoient pour chacun une teinte différente. Je suis chez quelqu’un. Il ne s’agit pas seulement, là, d’une échoppe. Dans un minuscule recoin, un vieil homme est assis derrière une table encombrée d’objets sortis d’un autre siècle.
Il me salue en souriant et pose devant lui la tasse de métal émaillée qu’il venait de porter à ses lèvres. D’un signe de la main, il m’invite à regarder ce qui encombre sa boutique. Je me promène dans les pièces qui se succèdent, choisissant quelques objets.
Dans une vitrine, sur les étagères, sont alignés des appareils photos anciens. Devinant mon intérêt à leur égard, le vieil homme vient ouvrir la porte vitrée et me laisse contempler à loisir chacun des appareils. Je lui explique dans un anglais mâtiné d’allemand que je suis photographe. Il me répond dans un tchèque mâtiné de polonais qu’il aime beaucoup la photographie.
Il m’offre une tasse de thé. Je ne songe pas un instant à faire semblant de refuser. Il ouvre une seconde vitrine de laquelle il extrait une jolie tasse de porcelaine posée sur sa soucoupe. Il essuie consciencieusement l’ensemble et me sert du thé. Nous discutons dans une langue étrange, inconnue, mais que pour l’occasion nous semblons maîtriser. Que se dit-on ? Je ne le sais pas véritablement. Et je doute ainsi de la force des mots… La qualité de notre échange ne sera donc pas liée à ce dont nous parlons, mais plus à notre manière de dire et d’être. Il emballe avec application les objets choisis tandis que je bois avec délectation le thé qu’il m’a servi. Tout à coup, mon corps se souvient qu’il faisait grand froid dans cette campagne tchèque enneigée. Je regarde, les unes après les autres, des photographies rangées dans une boite sur la table. Des portraits, pour la plupart datant des années vingt et estampillés, au dos, de l’adresse du studio qui les a réalisés. La plupart de ces images ont été prises dans un studio à Prague, plusieurs autres à Vienne.
Le vieil homme a fini d’empaqueter mes achats. Je range les photos dans leur boite, réuni mes paquets, prête à m’en aller. Il prend les photos que je regardais, extrait l’une d’entre elles, l’enveloppe dans une feuille de papier de soie et m’en fait cadeau. Ce faisant, dans la langue que nous avons inventée il y a une heure, il me propose de passer le lendemain, à la même heure, boire une tasse de thé. Je lui réponds que je viendrai.
Dans ma chambre d’hôtel, je déballe la photographie : c’est le portrait d’un homme, trentenaire, très beau, portant une barbe que j’imagine rousse, ses yeux sont clairs, bleus ou verts. Il ne regarde pas l’opérateur, ne sourit pas, absent de son propre portrait, il laisse son regard se perdre dans le vague. Cette photo me plait, au-delà même de la manière dont j’en suis devenue la détentrice.





Le lendemain, à l’heure dite et avec quelques pâtisseries, je retourne chez le vieil homme. La tasse dans laquelle j’ai bu le thé d’hier est disposée sur la table dans l’attente de ma venue. Il a échangé son quart métallique fleuri contre une seconde tasse assortie à la première et semble ravi de me voir revenir dans son antre. Depuis hier, il a cherché et trouvé des objets venus de France : un livre de photographies dans lequel on peut suivre la construction de la tour Eiffel, des photographies du Balzac de Rodin et un livre sur les vignes bourguignonnes. Il me montre une photo des Hospices de Beaune, fièrement : il les a visités !
Le thé qu’il me sert est un thé noir. Je le devine ainsi un peu âpre. Il y ajoute un nuage de lait concentré sucré, véritable cumulo-nimbus, en faisant une boisson sirupeuse et épaisse bien éloignée de mon idée du thé. Les pâtisseries blanches et poudreuses que j’ai apportées sont terriblement sucrées elles aussi.
Nous parlons peu, en regardant tous les trésors de sa boutique.
J’aime cet instant suspendu hors du temps, plus doux que souvent, délicieusement lent. Au moment de mon départ, l’antiquaire me tend un petit paquet identique à celui qui contenait la photographie offerte la veille et me propose de revenir le lendemain.
Assise sur le lit de ma chambre d’hôtel, je déballe la seconde photographie. Le portrait d’une jeune femme brune et vive, vêtue d’un corsage noir en dentelle épinglé d’une fleur de tissu, m’apparaît. Autour du cou elle porte une fine chaîne sur laquelle une croix est enfilée. Ses cheveux sont retenus en arrière en un strict chignon. Pas une mèche ne dépasse. Elle ne sourit pas et regarde l’opérateur droit dans les yeux. J’aime cette manière de faire du modèle lorsque je fais un portrait.
J’aime qu’il n’y ait pas de doute, que le regard soit si franc.
Que le modèle soit parfaitement consentant.
Au dos de la photographie, un nom a été tracé à la plume : « Josefa Yiroutkovà ».




La première fois que je me suis arrêtée chez le vieil antiquaire, ce n’était que le dernier moment d’une journée où mon esprit était entièrement occupé à rechercher, dans la campagne tchèque, des endroits susceptibles de me raconter une histoire. Depuis, les jours se passent à faire des images en attendant d’aller passer un moment chez le vieil homme.
Lorsque j’arrive, ce soir-là, il est dans son jardin et m’entraîne à le visiter. Au cœur de ce mois de février, son potager recouvert de neige n’a certes pas le charme de ce qu’il doit révéler aux premiers jours de l’été mais l’exubérance des gestes du vieillard à m’expliquer ce qu’est ce jardin au plus fort de sa production me donne l’imagination nécessaire afin de visualiser plants de courgettes, salades et tomates à venir. C’est amusant de voir avec quelle fierté il me montre ce qui n’existe pas et avec quel émerveillement je m’extasie de ne rien voir.
Il n’a pas besoin des mots pour communiquer. Fait-on semblant tous les deux de se comprendre ou y parvient-on réellement ? Est-ce bien important ? Point de babélisme chez le vieux jardinier. Il invente. Gestes et objets se succèdent en fonction de ce qu’il veut faire sentir.
Le jour descend, nous sommes retournés dans sa boutique. Il verse le concentré de thé noir et dense au fond des tasses avant de l’inonder de l’eau puisée à son samovar, faisant ensuite disparaître le petit nuage de chaleur qui s’en échappe sous la blanche froideur du lait concentré. Satisfait de cette préparation, il me tend la tasse qui m’est destinée avec un immense sourire. Je tente alors de lui expliquer que l’avion qui me ramène à Paris décolle le lendemain. Pour la première fois, il ne me comprend pas. Il n’a pas envie. Pas envie de définir aussi précisément que c’est là la dernière tasse de thé que nous boirons ensemble. Je renonce à cette explication, un peu gênée d’avoir ainsi perturbé le déroulement de cet instant et je me brûle en buvant mon thé.
Il ouvre un coffre rempli de voitures miniatures : je reconnais les reproductions des D.S., Simca et 4L Renault de mon enfance. Il m’en donne une. Une petite Simca 1100 bleu ciel. Je finis mon thé. La nuit est tombée.
Je décide de m’en aller, parce qu’il faut bien finir par le faire. J’enfile mon manteau que j’avais déposé sur le dossier d’une chaise. Nous nous serrons la main et je pars.
Je n’ai même pas eu l’idée de faire son portrait. Infidèle photographie. Elle me délaisse toujours dans les jolis moments, comme consciente de son incapacité à les apprécier à la hauteur de mon attente.
Jusqu’au dernier moment, j’ai espéré que le vieil homme me ferait cadeau d’une troisième photographie et je suis tristement un peu déçue.
Je retourne vers mon hôtel. Je monte dans mon impeccable et confortable chambre au-dessus d’une conviviale brasserie. Le village vit au rythme d’un brasseur. Ici l’activité est incessante, à l’image de celle d’une grande ville. Celles que j’ai traversées depuis quelques jours m’ont toutes semblées mornes, comme abandonnées. Sans doute est-ce la raison de ce choix : du bruit pour le soir. Un peu, pas trop, juste ce qu’il me faut. Je suis étonnée par l’affluence qui règne dans la brasserie, par le mélange des genres aussi. Tout le monde vient ici : des jeunes, des vieux, des familles. Des gens toujours accompagnés. Je suis la seule à être seule. Tous semblent vivre dans une certaine opulence. Je m’installe. Cet endroit est formidablement bruyant, la langue usitée m’est étrangère. C’est facile d’écrire, rien ne me dérange. Tout est excessif et loin de moi, plus silencieux encore que la forêt.
Tout le monde se connaît. On me regarde un peu, mais seulement parce que je ne suis pas là d’habitude.
La serveuse, présente chaque soir, brandit de derrière le bar une tasse et un sachet de thé dans ma direction, attendant à peine mon approbation pour me préparer la même boisson chaude que je bois depuis mon arrivée. Un thé noir, très fort, dans une grande tasse. L’usage de la théière n’a pas cours ici. La vitesse à laquelle on prend des habitudes, autant que le caractère rassurant qu’elles prennent pour ceux à qui vous les imposez, me trouble souvent.
Je plonge la main dans une des poches de mon manteau, je cherche mon étui à cigarettes. Je sens le froissement d’un papier de soie. Je devine, avec plaisir, de quoi il s’agit : le vieil homme n’a pu résister à me faire ce plaisir, une troisième photographie, emballée dans le même papier de soie que les deux précédentes et glissée dans ma poche. Je l’imagine à la fois glissant discrètement ce cadeau dans ma poche et songeant au moment où je le découvrirai.
Une fois le thé servi, je fume une cigarette. La Tchéquie tolère encore ce type de pratique. On se déshabitue aussi vite que l’on s’habitue : la première cigarette fumée ici était un peu honteuse, la seconde merveilleuse, les autres normales.
Un long moment, j’oublie ce qui m’entoure.
Le petit paquet est posé devant moi, sur la table. Dans l’attente.
Je sors les deux autres images conservées dans mon sac, ensemble.
Je constitue un couple en les posant côte à côte. Puis je soulève les épaisseurs de papier enveloppant la troisième image, je vois apparaître le visage d’une fillette d’une douzaine d’années. Un ruban noué autour de la tête, duquel dépasse une courte frange, retient ses cheveux en arrière. Son port de tête est si semblable à celui de la jeune femme, je la lui donne pour mère immédiatement ; d’ailleurs elle porte un chemisier identique au sien, sans fleur, ni croix. Sa bouche à la même finesse pincée. Ses cheveux et ses yeux sont clairs comme ceux de l’homme et son regard se perd de la même manière, il sera donc son père.
Je quitte la Bohême demain, me demandant ce qu’a été la vie de ceux dont j’emmène le portrait dans ma valise et songeant à quel point j’aime les photographies.