Une demi-heure d’avance. Le temps d’un café à la terrasse d’une brasserie, toute proche de notre rendez-vous, derrière les Invalides.
Un café pour moi, un verre d’eau pour mon fils.
Tu
es sûr ? Oui. Bon va pour un verre d’eau.
Un cube aux facettes multicolores virevolte dans les
mains de mon gamin ; le désir de parvenir à une unité de couleur sur chacune des faces
occupe autant son esprit que ses doigts, les mouvements sont prestes et
limpides. A
ses dires, ce cube, prêté par l’ami qui lui donne tous les « trucs »
pour parvenir au résultat idéal, a de bien meilleures performances que le sien.
Ce serait lié à la marque de l’objet, sa fabrication différente offrirait une
plus grande fluidité aux mouvements et donc une plus grande rapidité
d’exécution. Il aspire à se l’offrir dès que son argent de poche le lui
permettra. Plus que deux semaines.
Tandis
que le cube s’uniformise, deux femmes s’installent autour de la table contiguë à la
nôtre. Une grande femme aux formes généreuses aide la vieille dame qu’elle
accompagne à s’asseoir. Les gestes sont lents et respectueux.
La
vieille dame s’assoit. Je la reconnais.
Sa compagne lui demande si ça va.
Dans un signe de tête et un froncement de sourcil, elle répond par la négative.Cette
information n’engendre pour autant pas de changement particulier. Non,
pas de réaction face au fait que la vieille dame ne se sente pas bien.
Je
la regarde. Elle est assise les yeux dans le vague. Le regard saisissant d’absence. Sans voix. Ce
regard transparent, d’une clarté à la couleur délavée, ni bleu,ni vert: pers;fut
un des plus vivants, des plus conscients, de mon enfance.
Silencieuse,
elle laisse le choix de sa boisson au bon vouloir de celle qui lui fait faire
cette promenade, que j’imagine quotidienne, et dont elle se passerait sans doute.
On
sort les vieillards comme on sort les bébés. Il faut prendre l’air. Le prendre où ?
Le prendre comment ? Est-ce que l’air du dedans, du cocon rassurant pour
une vieillarde perdue, n’est pas à même de remplir correctement ses poumons au
vu des efforts qu’elle a à fournir.
Le
parfait chignon, le grand âge de la dame, le tailleur bordé d’un liseré sombre
qui dit précisément le nom de la maison de couture d’où il vient, laisse
présager que si cette femme avait pu choisir elle-même ce qu’elle allait boire,
son verre ne serait pas rempli de cette boisson brune et pétillante dite tour à
tour light, zéro ou décaféiné...
Elle
boit cependant, tandis qu’on lui glisse dans la main un journal gratuit, de
ceux que l’on distribue à la sortie des stations de métro et qui, ainsi que la
boisson, est en total désaccord avec les bagues qui
ornent les doigts fatigués.
Ralentie,
épuisée.
Une
larme coule. Dedans. Elle ne sort pas, ne se répand pas,
mais elle est là. Je la sens. Elle se forme dans le coin de mon œil gauche et
vient remplir l’intérieur de mon corps.
Impossible
de se permettre cette larme.
Impossible
de la laisser couler face à celle qui un temps fit l’admiration de tout un pays
et qui, sans cette perte de maîtrise, la trouverait sans doute déplacée.
La
dernière fois que j’avais vu cette vieille femme, c’était à un enterrement. Celui
de sa sœur. Elle s’apprêtait à s’asseoir sur un banc détrempé par la pluie. A peine avais-je eu le temps d’essuyer les gouttes à l’aide d’un mouchoir de
papier, que son corps s’effondrait sur les planches de bois encore humides. L’affaissement
de ce corps sur le banc, ne fut contrôlé que par le bras de celui qui la
soutenait.
Ses
yeux, secs, avaient déjà revêtu cette transparence égarée,
Et, de la manière irrationnelle avec laquelle réfléchissent ceux qui maîtrisent
encore leurs sentiments, cette perte de conscience m’avait laissé espérer qu’elle
échappait au chagrin que lui aurait causé l’irrémédiable absence de ce jour-là.