21.4.16

Il faudra que je me souvienne


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Marie Jo Chombart de Lauwe, Denise Vernay, Geneviève de Gaulle, Maria Ioli, Micheline Maurel, Renée Mirande Laval, Marie Claude Vaillant-Couturier. Sept femmes, toutes déportées à Ravensbrück, témoignent sur un plateau de télévision de leur déportation.
Nous sommes en 1967, vingt-deux années après leur retour.
Elles sont jeunes, si jeunes encore.
Marie Jo Chombart de Lauwe a 43 ans
Miarka a seulement 42 ans.
Elles sont dispersées dans l’espace, assises sur des tabourets, entourées de dessins du camp de Violette Lecoq. Le studio est plongé dans la pénombre et lorsque l’émission commence on ne distingue à l’écran que les silhouettes en ombre chinoise de femmes immobiles.
Les images tournées en noir et blanc et une dramatique musique de fond accompagnent la lecture de poèmes de Micheline Maurel:

"Il faudra que je me souvienne,
Plus tard, de ces horribles temps,
Froidement, gravement, sans haine,
Mais avec franchise pourtant…"

Marie Jo Chombart de Lauwe et Denise Vernay sont assises côte à côte.
La première fait face à la caméra et raconte.
La seconde, de profil, la regarde en écoutant.
Les mots de Marie Jo Chombart de Lauwe se succèdent. Insupportables. Elle raconte les bébés au revier. Les enfants nouveaux nés, mort-nés ou presque, dont elle s’occupe. Les nourrissons morts, qu’il faut aller déposer à la morgue du revier. Où les mettre ? Que faire de ces tout petits corps ?

"La première fois que je suis descendue à la morgue avec ces petits cadavres dans les bras, je ne savais pas quoi en faire. J’ai fini par les déposer dans les bras d’une des femmes mortes qui étaient là, pensant que c’était mieux leur place dans les bras d’une femme. Mais c’était effroyable parce que ces femmes elles-mêmes étaient grimaçantes et que nos bébés devenaient aussi horribles que les femmes mortes. Et après, il y avait les mères de ces enfants qui arrivaient. C’était un désespoir à chaque fois. Tous les matins…"

Lorsque je coupe le son un instant, pour respirer un peu, tellement horrifiée par ce que j’entends, je ne vois alors plus que leurs visages. Celui de Marie Josée Chombart de Lauwe est si posé, une sorte de calme et de douceur se dégage d’elle, aucun geste brusque, aucune mimique dans ses traits. Au moment même où elle raconte l’horreur, elle apparaît imperturbablement stoïque. A peine perçoit-on un peu d’inquiétude, un léger tressaillement de ses sourcils. Et c’est le visage de Miarka, son regard, tandis qu’elle écoute sans mot dire, qui racontera l’horreur de ceux prononcés par une autre. Elle semble pétrifiée, figée par le témoignage de sa compagne de déportation. Effarée. Le si beau, si vivant et si expressif visage de Miarka. Cette beauté que l’on pourrait uniquement retenir est balayée. Mise de côté.
C’est sa douleur, à l’idée de l’abominable douleur des autres, qui envahit l’espace.