23.4.16

Martha




Alors que je suis en train de charger le coffre de ma voiture, deux femmes se croisent sur le trottoir. L’une me tourne le dos, elle porte des sacs chargés de courses, plie sous leur poids, elle est fatiguée et pressée, lente et pressée. Les deux femmes se connaissent et échangent quelques mots. La première est déjà repartie, elle poursuit son chemin sans se retourner, maugréant quelques mots à propos de la lourdeur de ses paquets.
La seconde s’attarde.
Longue, fine, elle porte un manteau violet qui lui descend jusque aux chevilles. Elle s’est arrêtée à ma hauteur et me regarde finir mon chargement. Elle porte un chignon de cheveux blancs, savamment désorganisé et des pendants d’oreille dépareillés. Elle a les yeux bleus, très clairs, cernés de gris. Elle est fatiguée elle aussi. L’hiver est long pour les vieilles dames. Les jours sont gris eux aussi, courts et se ressemblent tous.
Son élégance excentrique, lui donne si jolie allure, à mi-chemin entre la gitane et l’aristocrate. Dans un sourire ensoleillé d’un accent espagnol, elle s’exclame : « C’est dur de vieillir ! »

On ne peut prononcer une phrase comme celle là dans ma direction sans susciter immédiatement mon intérêt, autant qu’un début d’amitié. Elle me sourit. Elle fait face à quelqu'un avec qui elle peut parler. 
J’ai si peur de ne pas vieillir. Si peur de mourir sans avoir pu vieillir. La vieillesse est une chose à laquelle j’aspire comme d’autres à la richesse, à la beauté, au succès. Une sorte de Graal. Et de tous temps j’ai ce sentiment, irrationnel, sans doute lié à une histoire familiale dans laquelle les vieillards brillent par leur absence, que jamais je ne  parviendrais au grand âge…

Martha est cubaine, et irlandaise par son père! Elle a épousé un chilien, ils ont quitté le Chili après le coup d’état de Pinochet. Elle était architecte, a travaillé presque trente ans au Centre Georges Pompidou. Elle a une fille de trente-neuf ans et des petits enfants. Ils sont loin. Martha s’interrompt et me sourit. Ce lumineux sourire comme remerciement de ce court instant où l’on peut discuter.

Face à ce genre de rencontre, je suis toujours confrontée au même dilemme. Envie de boire un café en compagnie de Martha, de continuer discuter de la vie, de la vieillesse, de tout de rien… Envie de faire son portrait. 
Mais la liberté de l’échange de cet instant sera transformée, nous deviendrons des connaissances, puis des amies peut-être, alors toutes les règles sociales habituelles interféreront dans nos rapports et la spontanéité de notre première conversation ne sera plus jamais possible.
Il faut alors choisir si cette rencontre restera un joli souvenir, qui s’estompera, plus ou moins vite. Ma mémoire me fera défaut et donnera à la résurgence de cet instant les contours imprécis d’un sfumato.
Martha perdra ses cernes gris, deviendra excessivement belle. J’oublierais sa fatigue et ne me souviendrais que d’une gitane irlando-cubaine au bel accent et au sourire communicatif…