Alors
que je suis en train de charger le coffre de ma voiture, deux femmes se
croisent sur le trottoir. L’une me tourne le dos, elle porte des sacs chargés
de courses, plie sous leur poids, elle est fatiguée et pressée, lente et
pressée. Les deux femmes se connaissent et échangent quelques mots. La première
est déjà repartie, elle poursuit son chemin sans se retourner, maugréant
quelques mots à propos de la lourdeur de ses paquets.
La
seconde s’attarde.
Longue,
fine, elle porte un manteau violet qui lui descend jusque aux chevilles. Elle s’est
arrêtée à ma hauteur et me regarde finir mon chargement. Elle porte un chignon
de cheveux blancs, savamment désorganisé et des pendants d’oreille dépareillés.
Elle a les yeux bleus, très clairs, cernés de gris. Elle est fatiguée elle aussi.
L’hiver est long pour les vieilles dames. Les jours sont gris eux aussi, courts et se
ressemblent tous.
Son
élégance excentrique, lui donne si jolie allure, à mi-chemin entre la gitane et
l’aristocrate. Dans un sourire ensoleillé d’un accent espagnol, elle s’exclame : « C’est
dur de vieillir ! »
On
ne peut prononcer une phrase comme celle là dans ma direction sans susciter
immédiatement mon intérêt, autant qu’un début d’amitié. Elle me sourit. Elle
fait face à quelqu'un avec qui elle peut parler.
J’ai si peur de ne pas vieillir.
Si peur de mourir sans avoir pu vieillir. La vieillesse est une chose à
laquelle j’aspire comme d’autres à la richesse, à la beauté, au succès. Une
sorte de Graal. Et de tous temps j’ai ce sentiment, irrationnel, sans doute lié
à une histoire familiale dans laquelle les vieillards brillent par leur
absence, que jamais je ne parviendrais
au grand âge…
Martha
est cubaine, et irlandaise par son père! Elle a épousé un chilien, ils ont
quitté le Chili après le coup d’état de Pinochet. Elle était architecte, a
travaillé presque trente ans au Centre Georges Pompidou. Elle a une fille de
trente-neuf ans et des petits enfants. Ils sont loin. Martha s’interrompt et me
sourit. Ce lumineux sourire comme remerciement de ce court instant où l’on peut
discuter.
Face
à ce genre de rencontre, je suis toujours confrontée au même dilemme. Envie de boire un café en compagnie de Martha, de continuer discuter de la
vie, de la vieillesse, de tout de rien… Envie
de faire son portrait.
Mais la liberté de l’échange de cet instant sera
transformée, nous deviendrons des connaissances, puis des amies peut-être,
alors toutes les règles sociales habituelles interféreront dans nos rapports et
la spontanéité de notre première conversation ne sera plus jamais possible.
Il
faut alors choisir si cette rencontre restera un joli souvenir,
qui s’estompera, plus ou moins vite. Ma mémoire
me fera défaut et donnera à la résurgence de cet instant les contours imprécis
d’un sfumato.
Martha
perdra ses cernes gris, deviendra excessivement belle. J’oublierais sa fatigue
et ne me souviendrais que d’une gitane irlando-cubaine au bel accent et au sourire
communicatif…