28.4.16

Les absentes





Une demi-heure d’avance. Le temps d’un café à la terrasse d’une brasserie, toute proche de notre rendez-vous, derrière les Invalides.
Un café pour moi, un verre d’eau pour mon fils.
Tu es sûr ? Oui. Bon va pour un verre d’eau.
Un cube aux facettes multicolores virevolte dans les mains de mon gamin ; le désir de parvenir à une unité de couleur sur chacune des faces occupe autant son esprit que ses doigts, les mouvements sont prestes et limpides. A ses dires, ce cube, prêté par l’ami qui lui donne tous les « trucs » pour parvenir au résultat idéal, a de bien meilleures performances que le sien. Ce serait lié à la marque de l’objet, sa fabrication différente offrirait une plus grande fluidité aux mouvements et donc une plus grande rapidité d’exécution. Il aspire à se l’offrir dès que son argent de poche le lui permettra. Plus que deux semaines.

Tandis que le cube s’uniformise, deux femmes s’installent autour de la table contiguë à la nôtre. Une grande femme aux formes généreuses aide la vieille dame qu’elle accompagne à s’asseoir. Les gestes sont lents et respectueux.
La vieille dame s’assoit. Je la reconnais.
Sa compagne lui demande si ça va.
Dans un signe de tête et un froncement de sourcil, elle répond par la négative.Cette information n’engendre pour autant pas de changement particulier. Non, pas de réaction face au fait que la vieille dame ne se sente pas bien.

Je la regarde. Elle est assise les yeux dans le vague. Le regard saisissant d’absence. Sans voix. Ce regard transparent, d’une clarté à la couleur délavée, ni bleu,ni vert: pers;fut un des plus vivants, des plus conscients, de mon enfance.
Silencieuse, elle laisse le choix de sa boisson au bon vouloir de celle qui lui fait faire cette promenade, que j’imagine quotidienne, et dont elle se passerait sans doute.
On sort les vieillards comme on sort les bébés. Il faut prendre l’air. Le prendre où ? Le prendre comment ? Est-ce que l’air du dedans, du cocon rassurant pour une vieillarde perdue, n’est pas à même de remplir correctement ses poumons au vu des efforts qu’elle a à fournir.
Le parfait chignon, le grand âge de la dame, le tailleur bordé d’un liseré sombre qui dit précisément le nom de la maison de couture d’où il vient, laisse présager que si cette femme avait pu choisir elle-même ce qu’elle allait boire, son verre ne serait pas rempli de cette boisson brune et pétillante dite tour à tour light, zéro ou décaféiné...
Elle boit cependant, tandis qu’on lui glisse dans la main un journal gratuit, de ceux que l’on distribue à la sortie des stations de métro et qui, ainsi que la boisson, est en total désaccord avec les bagues qui ornent les doigts fatigués.

Ralentie, épuisée.

Une larme coule. Dedans. Elle ne sort pas, ne se répand pas, mais elle est là. Je la sens. Elle se forme dans le coin de mon œil gauche et vient remplir l’intérieur de mon corps.
Impossible de se permettre cette larme.
Impossible de la laisser couler face à celle qui un temps fit l’admiration de tout un pays et qui, sans cette perte de maîtrise, la trouverait sans doute déplacée.

La dernière fois que j’avais vu cette vieille femme, c’était à un enterrement. Celui de sa sœur. Elle s’apprêtait à s’asseoir sur un banc détrempé par la pluie. A peine avais-je eu le temps d’essuyer les gouttes à l’aide d’un mouchoir de papier, que son corps s’effondrait sur les planches de bois encore humides. L’affaissement de ce corps sur le banc, ne fut contrôlé que par le bras de celui qui la soutenait.
Ses yeux, secs, avaient déjà revêtu cette transparence égarée,
Et, de la manière irrationnelle avec laquelle réfléchissent ceux qui maîtrisent encore leurs sentiments, cette perte de conscience m’avait laissé espérer qu’elle échappait au chagrin que lui aurait causé l’irrémédiable absence de ce jour-là. 







26.4.16

Promenade







Il est des rencontres essentielles, de celles qui vous intiment de réfléchir à votre statut d’humain et dont l’encombrante et cognitive beauté vous entraîne à ne plus faire comme avant.

Mais plutôt qu’un portrait, qui dit si peu qu’il en devient
infidèle, qui dit tellement qu’il en devient indécent, j’ai un instant préféré les paysages. 
Eux seuls raconteront les moments vécus ou rêvés, diront le soutien de cette nature tant aimée, de ces vagues dans lesquelles on nage à proximité d’un horizon à la plénitude réconfortante, de ces chemins que l’on emprunte indéfiniment dans une délicieuse et rassurante récurrence.
Eux seuls diront la permanente quête du photographe qui poursuit sa route, sans trop songer que les êtres chéris sont de plus en plus nombreux à se parer de transparence.
Mes images ne sont faites que de rencontres. Elles prennent corps dans le souvenir de belles phrases murmurées dans un sourire songeur : « L’homme doit jouer sa note dans le concert universel, peut-être est-ce là la raison de sa présence en ce monde… Jouer une note… »
Elles ont pour viatique, les exigeantes et douces attentions que quelqu'une vous adressa les yeux dans les yeux : « Lorsque vous discutez avec quelqu'un ne vous tenez pas en dessous, pas au-dessus non plus. Face à face, Marie. Face à face…» 

Petit à petit, sans doute s’habitue-t-on à l’absence. Parvient-on même à faire usage de la mémoire sans excès de mélancolie, en songeant, à l’instant où elle pourrait l’emporter, qu’il existe la possibilité d'un léger déplacement, de ce « Sel de la vie » dont parle Françoise Héritier.
L’acte photographie ne montre pas tout, alors on le réitère sans fin jusqu'à pressentir parfois, telle la transposition du  souvenir d’une caresse sur la main, la lumière qui dessine la représentation tant espérée.


23.4.16

Martha




Alors que je suis en train de charger le coffre de ma voiture, deux femmes se croisent sur le trottoir. L’une me tourne le dos, elle porte des sacs chargés de courses, plie sous leur poids, elle est fatiguée et pressée, lente et pressée. Les deux femmes se connaissent et échangent quelques mots. La première est déjà repartie, elle poursuit son chemin sans se retourner, maugréant quelques mots à propos de la lourdeur de ses paquets.
La seconde s’attarde.
Longue, fine, elle porte un manteau violet qui lui descend jusque aux chevilles. Elle s’est arrêtée à ma hauteur et me regarde finir mon chargement. Elle porte un chignon de cheveux blancs, savamment désorganisé et des pendants d’oreille dépareillés. Elle a les yeux bleus, très clairs, cernés de gris. Elle est fatiguée elle aussi. L’hiver est long pour les vieilles dames. Les jours sont gris eux aussi, courts et se ressemblent tous.
Son élégance excentrique, lui donne si jolie allure, à mi-chemin entre la gitane et l’aristocrate. Dans un sourire ensoleillé d’un accent espagnol, elle s’exclame : « C’est dur de vieillir ! »

On ne peut prononcer une phrase comme celle là dans ma direction sans susciter immédiatement mon intérêt, autant qu’un début d’amitié. Elle me sourit. Elle fait face à quelqu'un avec qui elle peut parler. 
J’ai si peur de ne pas vieillir. Si peur de mourir sans avoir pu vieillir. La vieillesse est une chose à laquelle j’aspire comme d’autres à la richesse, à la beauté, au succès. Une sorte de Graal. Et de tous temps j’ai ce sentiment, irrationnel, sans doute lié à une histoire familiale dans laquelle les vieillards brillent par leur absence, que jamais je ne  parviendrais au grand âge…

Martha est cubaine, et irlandaise par son père! Elle a épousé un chilien, ils ont quitté le Chili après le coup d’état de Pinochet. Elle était architecte, a travaillé presque trente ans au Centre Georges Pompidou. Elle a une fille de trente-neuf ans et des petits enfants. Ils sont loin. Martha s’interrompt et me sourit. Ce lumineux sourire comme remerciement de ce court instant où l’on peut discuter.

Face à ce genre de rencontre, je suis toujours confrontée au même dilemme. Envie de boire un café en compagnie de Martha, de continuer discuter de la vie, de la vieillesse, de tout de rien… Envie de faire son portrait. 
Mais la liberté de l’échange de cet instant sera transformée, nous deviendrons des connaissances, puis des amies peut-être, alors toutes les règles sociales habituelles interféreront dans nos rapports et la spontanéité de notre première conversation ne sera plus jamais possible.
Il faut alors choisir si cette rencontre restera un joli souvenir, qui s’estompera, plus ou moins vite. Ma mémoire me fera défaut et donnera à la résurgence de cet instant les contours imprécis d’un sfumato.
Martha perdra ses cernes gris, deviendra excessivement belle. J’oublierais sa fatigue et ne me souviendrais que d’une gitane irlando-cubaine au bel accent et au sourire communicatif…


22.4.16

Le jardin




Je n’étais pas retournée à Lann Dreff depuis le défrichage du jardin.
Pour la première fois, j’y vais tôt le matin. Les arbres coupés laissent la lumière s’insinuer de tous les côtés, à n’importe quelle heure.
Les lieux ont changé, le soleil se lève dans un endroit où il était habitué à se coucher.
Paradis est un mot d’origine persane qui signifie « enclos muré ».
La lumière est belle. La végétation repousse, petit à petit. Les arbustes sont en fleurs. Le portail en fer forgé, aux découpes en forme de cœur, ne tient plus debout que par hasard. On peut entrer soit à sa gauche, soit à sa droite. Il est devenu inutile. Inutile et photogénique. Je lui tire le portrait. Je déambule dans de hautes herbes humides, en quelques minutes je sens la rosée monter le long des jambes de mon pantalon.
Le plaisir de faire des photographies ici, revient, accompagné du sentiment d’enregistrer une succession de petits paradis invisibles…


21.4.16

Il faudra que je me souvienne


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Marie Jo Chombart de Lauwe, Denise Vernay, Geneviève de Gaulle, Maria Ioli, Micheline Maurel, Renée Mirande Laval, Marie Claude Vaillant-Couturier. Sept femmes, toutes déportées à Ravensbrück, témoignent sur un plateau de télévision de leur déportation.
Nous sommes en 1967, vingt-deux années après leur retour.
Elles sont jeunes, si jeunes encore.
Marie Jo Chombart de Lauwe a 43 ans
Miarka a seulement 42 ans.
Elles sont dispersées dans l’espace, assises sur des tabourets, entourées de dessins du camp de Violette Lecoq. Le studio est plongé dans la pénombre et lorsque l’émission commence on ne distingue à l’écran que les silhouettes en ombre chinoise de femmes immobiles.
Les images tournées en noir et blanc et une dramatique musique de fond accompagnent la lecture de poèmes de Micheline Maurel:

"Il faudra que je me souvienne,
Plus tard, de ces horribles temps,
Froidement, gravement, sans haine,
Mais avec franchise pourtant…"

Marie Jo Chombart de Lauwe et Denise Vernay sont assises côte à côte.
La première fait face à la caméra et raconte.
La seconde, de profil, la regarde en écoutant.
Les mots de Marie Jo Chombart de Lauwe se succèdent. Insupportables. Elle raconte les bébés au revier. Les enfants nouveaux nés, mort-nés ou presque, dont elle s’occupe. Les nourrissons morts, qu’il faut aller déposer à la morgue du revier. Où les mettre ? Que faire de ces tout petits corps ?

"La première fois que je suis descendue à la morgue avec ces petits cadavres dans les bras, je ne savais pas quoi en faire. J’ai fini par les déposer dans les bras d’une des femmes mortes qui étaient là, pensant que c’était mieux leur place dans les bras d’une femme. Mais c’était effroyable parce que ces femmes elles-mêmes étaient grimaçantes et que nos bébés devenaient aussi horribles que les femmes mortes. Et après, il y avait les mères de ces enfants qui arrivaient. C’était un désespoir à chaque fois. Tous les matins…"

Lorsque je coupe le son un instant, pour respirer un peu, tellement horrifiée par ce que j’entends, je ne vois alors plus que leurs visages. Celui de Marie Josée Chombart de Lauwe est si posé, une sorte de calme et de douceur se dégage d’elle, aucun geste brusque, aucune mimique dans ses traits. Au moment même où elle raconte l’horreur, elle apparaît imperturbablement stoïque. A peine perçoit-on un peu d’inquiétude, un léger tressaillement de ses sourcils. Et c’est le visage de Miarka, son regard, tandis qu’elle écoute sans mot dire, qui racontera l’horreur de ceux prononcés par une autre. Elle semble pétrifiée, figée par le témoignage de sa compagne de déportation. Effarée. Le si beau, si vivant et si expressif visage de Miarka. Cette beauté que l’on pourrait uniquement retenir est balayée. Mise de côté.
C’est sa douleur, à l’idée de l’abominable douleur des autres, qui envahit l’espace.


Paysages silencieux




Dans « Le visible et l’invisible », Merleau-Ponty écrivait :
«…C’est à partir de cette pelouse devant moi que je crois entrevoir l’impact du vert sur la vision d’autrui, c’est par la musique que j’entre dans son émotion musicale, c’est la chose même qui m’ouvre l’accès au monde privé d’autrui. Or, la chose même, nous l’avons vu, c’est toujours pour moi la chose que je vois. L’intervention d’autrui ne résout pas le paradoxe interne de ma perception : elle y ajoute cette autre énigme de la propagation en autrui de ma vie la plus secrète, autre et la même, puisque de toute évidence, ce n’est que par le monde que je puis sortir de moi… »

Un jardin, un enfant qui court derrière sa mère.
Un nuage
La noirceur d’un sous-bois.
Le jaillissement des arbres
Un promeneur solitaire longeant le bord de mer dans une errance indéfiniment réitérée.

La nécessité à dépasser sa propre histoire est posée face à la quête de l’image photographique. L’évidence de sa présence se fera pourtant lorsque le spectateur dans son regard posé sur ces photographies choisira de se laisser couler dans la douceur du souvenir du goût d’un biscuit que l’on a trempé dans du thé… ou de passer son chemin.
Chercher à atteindre l’autre c’est admettre avec soulagement qu’il n’est pas si différent.
Dans ce regard posé sur les images, l’enfant lancé à la poursuite de la silhouette qui s’éloigne sera à la fois autre et tout autant incarné.
L’histoire, déplacée, cessera de n’être que celle du photographe, les deux représentations se réuniront laissant s’insinuer, pas à pas, la réminiscence.
Eloigné des conflits, du chaos que pouvaient engendrer les couleurs, le choix du noir et blanc est celui de l’ombre autant que de la lumière.

19.4.16

Gisèle



Il y a quelques jours, j'ai reçu cette photographie.
Un portrait de Gisèle Guillemot daté de 1957, envoyé par sa fille aînée.
Sur cette image, Gisèle a 35 ans. Lorsque je l'ai rencontrée elle en avait 80.
Ce portrait, à un âge où je ne l'ai pas connue, me parle d'elle comme aucun autre, ressemble tellement à mon souvenir d'elle. 
A la fin de sa vie, elle me disait "Ma chérie, jure-moi que tu penseras à moi quand je serai morte!
J'ai juré!


Ecoute maman je vais te raconter
Ecoute, il faut que tu comprennes
Lui et moi on n’a pas supporté
Les livres qu’on brûlait
Les gens qu’on humiliait
Et les bombes lancées
Sur les enfants d’Espagne
Alors on a rêvé
De fraternité…
Ecoute maman je vais te raconter,
Ecoute, il faut que tu comprennes
Lui et moi on n’a pas supporté
Les prisons et les camps
Ces gens qu’on torturait
Et ceux qu’on fusillait
Et les petits enfants
Entassés dans les trains
Alors on a rêvé
De liberté…
Ecoute maman je vais te raconter
Ecoute, il faut que tu comprennes
Lui et moi on n’a pas supporté
Alors on s’est battu
Alors on a perdu
Ecoute Maman, il faut que tu comprennes
Ecoute, ne pleure pas…
Demain sans doute ils vont nous tuer
C’est dur de mourir à vingt ans
Mais sous la neige germe le blé
Et les pommiers déjà bourgeonnent
Ne pleure pas
Demain il fera beau



Comme une parenthèse





Comme une parenthèse, un retour à Paris en voiture en compagnie de Marie-Josée Chombart de Lauwe. Des heures à l’écouter. Je lui pose des questions, un peu, mais très peu finalement.
Et elle raconte : le travail à l’usine Siemens, en bordure du camp de Ravensbrück, où elle fabriquait des petites pièces électriques pour les tableaux de bords des avions de l’armée allemande, un travail d’orfèvre, impossible à saboter. Elle "organisait" (volait dans le langage du camp) de toutes petites pièces pour fabriquer des cadeaux d’anniversaire à ses amies, à sa mère, déportée avec elle car résistante elle aussi. Ces deux petites broches ciselées dans des voyants d’interrupteurs mesurent moins d’un centimètre de hauteur. Marie-Jo y a inscrit son matricule et celui de sa mère.
Elle raconte aussi la Kinderzimmer, la nurserie du camp. Car bien sûr, dans un camp où l’on enferme des femmes, certaines arrivent enceintes. Marie-Jo sera infirmière auprès de ces mères et de leurs bébés qui ne survivent guère plus de trois mois. Il faut trouver des ruses pour les nourrir. Seulement deux biberons. Alors elle active la solidarité du camp, et la nurserie reçoit dix petites bouteilles, il faut des tétines. Une paire de gants de chirurgien, volée sur le bureau d’un des médecins du camp, et ce seront dix tétines découpées dans les dix doigts des gants.               

Valentine Goby, dans son roman « La Kinderzimmer »,  raconte l’histoire de Marie-Josée Chombart de Lauwe.
Aux Editions Actes sud.