8.5.16

L'antiquaire




Je traverse Prague, il pleut. Je roule dans la ville en voiture sans m’arrêter. Des bus à étage promènent les touristes. Trop de monde, trop de bruit. Je quitte sans regret cette ville que l’on me décrivait comme magnifique. Elle l’est sans doute, mais je préfère m’enfoncer dans la campagne bohémienne sur laquelle la nuit est tombée.
La pluie a enfin cessé. Une petite ville en bordure de forêt. Une auberge. C’est parfait.

Le lendemain, je photographie les arbres. Je traverse des villages, ils se succèdent sans me laisser d’indices qui les différencieraient les uns des autres. Un premier, un second, un troisième.
Dans le quatrième, perdue, incongrue, la boutique d’un antiquaire. Etonnant, le village est si petit, égaré dans la campagne de la République Tchèque, à plus d’une centaine de kilomètres de sa capitale. A la sortie du village, mes premiers modèles apparaissent.
Des milliers d’arbres. Je m’enfonce dans la forêt. Ma journée se passe à photographier, dans un silence exigeant. Un silence contraignant le regard à porter une grande attention à ce qui vous entoure.
Lorsque je traverse les villages dans l’autre sens, le soir, il est cinq heures. La nuit est tombée, interrompant mes prises de vue. Le même village. L’antiquaire. Chacune des fenêtres de sa boutique laisse filtrer une lumière colorée. Je m’arrête. Je pénètre dans une petite pièce éclairée de plusieurs lampes dont les abat-jour renvoient pour chacun une teinte différente. Je suis chez quelqu’un. Il ne s’agit pas seulement, là, d’une échoppe. Dans un minuscule recoin, un vieil homme est assis derrière une table encombrée d’objets sortis d’un autre siècle.
Il me salue en souriant et pose devant lui la tasse de métal émaillée qu’il venait de porter à ses lèvres. D’un signe de la main, il m’invite à regarder ce qui encombre sa boutique. Je me promène dans les pièces qui se succèdent, choisissant quelques objets.
Dans une vitrine, sur les étagères, sont alignés des appareils photos anciens. Devinant mon intérêt à leur égard, le vieil homme vient ouvrir la porte vitrée et me laisse contempler à loisir chacun des appareils. Je lui explique dans un anglais mâtiné d’allemand que je suis photographe. Il me répond dans un tchèque mâtiné de polonais qu’il aime beaucoup la photographie.
Il m’offre une tasse de thé. Je ne songe pas un instant à faire semblant de refuser. Il ouvre une seconde vitrine de laquelle il extrait une jolie tasse de porcelaine posée sur sa soucoupe. Il essuie consciencieusement l’ensemble et me sert du thé. Nous discutons dans une langue étrange, inconnue, mais que pour l’occasion nous semblons maîtriser. Que se dit-on ? Je ne le sais pas véritablement. Et je doute ainsi de la force des mots… La qualité de notre échange ne sera donc pas liée à ce dont nous parlons, mais plus à notre manière de dire et d’être. Il emballe avec application les objets choisis tandis que je bois avec délectation le thé qu’il m’a servi. Tout à coup, mon corps se souvient qu’il faisait grand froid dans cette campagne tchèque enneigée. Je regarde, les unes après les autres, des photographies rangées dans une boite sur la table. Des portraits, pour la plupart datant des années vingt et estampillés, au dos, de l’adresse du studio qui les a réalisés. La plupart de ces images ont été prises dans un studio à Prague, plusieurs autres à Vienne.
Le vieil homme a fini d’empaqueter mes achats. Je range les photos dans leur boite, réuni mes paquets, prête à m’en aller. Il prend les photos que je regardais, extrait l’une d’entre elles, l’enveloppe dans une feuille de papier de soie et m’en fait cadeau. Ce faisant, dans la langue que nous avons inventée il y a une heure, il me propose de passer le lendemain, à la même heure, boire une tasse de thé. Je lui réponds que je viendrai.
Dans ma chambre d’hôtel, je déballe la photographie : c’est le portrait d’un homme, trentenaire, très beau, portant une barbe que j’imagine rousse, ses yeux sont clairs, bleus ou verts. Il ne regarde pas l’opérateur, ne sourit pas, absent de son propre portrait, il laisse son regard se perdre dans le vague. Cette photo me plait, au-delà même de la manière dont j’en suis devenue la détentrice.





Le lendemain, à l’heure dite et avec quelques pâtisseries, je retourne chez le vieil homme. La tasse dans laquelle j’ai bu le thé d’hier est disposée sur la table dans l’attente de ma venue. Il a échangé son quart métallique fleuri contre une seconde tasse assortie à la première et semble ravi de me voir revenir dans son antre. Depuis hier, il a cherché et trouvé des objets venus de France : un livre de photographies dans lequel on peut suivre la construction de la tour Eiffel, des photographies du Balzac de Rodin et un livre sur les vignes bourguignonnes. Il me montre une photo des Hospices de Beaune, fièrement : il les a visités !
Le thé qu’il me sert est un thé noir. Je le devine ainsi un peu âpre. Il y ajoute un nuage de lait concentré sucré, véritable cumulo-nimbus, en faisant une boisson sirupeuse et épaisse bien éloignée de mon idée du thé. Les pâtisseries blanches et poudreuses que j’ai apportées sont terriblement sucrées elles aussi.
Nous parlons peu, en regardant tous les trésors de sa boutique.
J’aime cet instant suspendu hors du temps, plus doux que souvent, délicieusement lent. Au moment de mon départ, l’antiquaire me tend un petit paquet identique à celui qui contenait la photographie offerte la veille et me propose de revenir le lendemain.
Assise sur le lit de ma chambre d’hôtel, je déballe la seconde photographie. Le portrait d’une jeune femme brune et vive, vêtue d’un corsage noir en dentelle épinglé d’une fleur de tissu, m’apparaît. Autour du cou elle porte une fine chaîne sur laquelle une croix est enfilée. Ses cheveux sont retenus en arrière en un strict chignon. Pas une mèche ne dépasse. Elle ne sourit pas et regarde l’opérateur droit dans les yeux. J’aime cette manière de faire du modèle lorsque je fais un portrait.
J’aime qu’il n’y ait pas de doute, que le regard soit si franc.
Que le modèle soit parfaitement consentant.
Au dos de la photographie, un nom a été tracé à la plume : « Josefa Yiroutkovà ».




La première fois que je me suis arrêtée chez le vieil antiquaire, ce n’était que le dernier moment d’une journée où mon esprit était entièrement occupé à rechercher, dans la campagne tchèque, des endroits susceptibles de me raconter une histoire. Depuis, les jours se passent à faire des images en attendant d’aller passer un moment chez le vieil homme.
Lorsque j’arrive, ce soir-là, il est dans son jardin et m’entraîne à le visiter. Au cœur de ce mois de février, son potager recouvert de neige n’a certes pas le charme de ce qu’il doit révéler aux premiers jours de l’été mais l’exubérance des gestes du vieillard à m’expliquer ce qu’est ce jardin au plus fort de sa production me donne l’imagination nécessaire afin de visualiser plants de courgettes, salades et tomates à venir. C’est amusant de voir avec quelle fierté il me montre ce qui n’existe pas et avec quel émerveillement je m’extasie de ne rien voir.
Il n’a pas besoin des mots pour communiquer. Fait-on semblant tous les deux de se comprendre ou y parvient-on réellement ? Est-ce bien important ? Point de babélisme chez le vieux jardinier. Il invente. Gestes et objets se succèdent en fonction de ce qu’il veut faire sentir.
Le jour descend, nous sommes retournés dans sa boutique. Il verse le concentré de thé noir et dense au fond des tasses avant de l’inonder de l’eau puisée à son samovar, faisant ensuite disparaître le petit nuage de chaleur qui s’en échappe sous la blanche froideur du lait concentré. Satisfait de cette préparation, il me tend la tasse qui m’est destinée avec un immense sourire. Je tente alors de lui expliquer que l’avion qui me ramène à Paris décolle le lendemain. Pour la première fois, il ne me comprend pas. Il n’a pas envie. Pas envie de définir aussi précisément que c’est là la dernière tasse de thé que nous boirons ensemble. Je renonce à cette explication, un peu gênée d’avoir ainsi perturbé le déroulement de cet instant et je me brûle en buvant mon thé.
Il ouvre un coffre rempli de voitures miniatures : je reconnais les reproductions des D.S., Simca et 4L Renault de mon enfance. Il m’en donne une. Une petite Simca 1100 bleu ciel. Je finis mon thé. La nuit est tombée.
Je décide de m’en aller, parce qu’il faut bien finir par le faire. J’enfile mon manteau que j’avais déposé sur le dossier d’une chaise. Nous nous serrons la main et je pars.
Je n’ai même pas eu l’idée de faire son portrait. Infidèle photographie. Elle me délaisse toujours dans les jolis moments, comme consciente de son incapacité à les apprécier à la hauteur de mon attente.
Jusqu’au dernier moment, j’ai espéré que le vieil homme me ferait cadeau d’une troisième photographie et je suis tristement un peu déçue.
Je retourne vers mon hôtel. Je monte dans mon impeccable et confortable chambre au-dessus d’une conviviale brasserie. Le village vit au rythme d’un brasseur. Ici l’activité est incessante, à l’image de celle d’une grande ville. Celles que j’ai traversées depuis quelques jours m’ont toutes semblées mornes, comme abandonnées. Sans doute est-ce la raison de ce choix : du bruit pour le soir. Un peu, pas trop, juste ce qu’il me faut. Je suis étonnée par l’affluence qui règne dans la brasserie, par le mélange des genres aussi. Tout le monde vient ici : des jeunes, des vieux, des familles. Des gens toujours accompagnés. Je suis la seule à être seule. Tous semblent vivre dans une certaine opulence. Je m’installe. Cet endroit est formidablement bruyant, la langue usitée m’est étrangère. C’est facile d’écrire, rien ne me dérange. Tout est excessif et loin de moi, plus silencieux encore que la forêt.
Tout le monde se connaît. On me regarde un peu, mais seulement parce que je ne suis pas là d’habitude.
La serveuse, présente chaque soir, brandit de derrière le bar une tasse et un sachet de thé dans ma direction, attendant à peine mon approbation pour me préparer la même boisson chaude que je bois depuis mon arrivée. Un thé noir, très fort, dans une grande tasse. L’usage de la théière n’a pas cours ici. La vitesse à laquelle on prend des habitudes, autant que le caractère rassurant qu’elles prennent pour ceux à qui vous les imposez, me trouble souvent.
Je plonge la main dans une des poches de mon manteau, je cherche mon étui à cigarettes. Je sens le froissement d’un papier de soie. Je devine, avec plaisir, de quoi il s’agit : le vieil homme n’a pu résister à me faire ce plaisir, une troisième photographie, emballée dans le même papier de soie que les deux précédentes et glissée dans ma poche. Je l’imagine à la fois glissant discrètement ce cadeau dans ma poche et songeant au moment où je le découvrirai.
Une fois le thé servi, je fume une cigarette. La Tchéquie tolère encore ce type de pratique. On se déshabitue aussi vite que l’on s’habitue : la première cigarette fumée ici était un peu honteuse, la seconde merveilleuse, les autres normales.
Un long moment, j’oublie ce qui m’entoure.
Le petit paquet est posé devant moi, sur la table. Dans l’attente.
Je sors les deux autres images conservées dans mon sac, ensemble.
Je constitue un couple en les posant côte à côte. Puis je soulève les épaisseurs de papier enveloppant la troisième image, je vois apparaître le visage d’une fillette d’une douzaine d’années. Un ruban noué autour de la tête, duquel dépasse une courte frange, retient ses cheveux en arrière. Son port de tête est si semblable à celui de la jeune femme, je la lui donne pour mère immédiatement ; d’ailleurs elle porte un chemisier identique au sien, sans fleur, ni croix. Sa bouche à la même finesse pincée. Ses cheveux et ses yeux sont clairs comme ceux de l’homme et son regard se perd de la même manière, il sera donc son père.
Je quitte la Bohême demain, me demandant ce qu’a été la vie de ceux dont j’emmène le portrait dans ma valise et songeant à quel point j’aime les photographies.


28.4.16

Les absentes





Une demi-heure d’avance. Le temps d’un café à la terrasse d’une brasserie, toute proche de notre rendez-vous, derrière les Invalides.
Un café pour moi, un verre d’eau pour mon fils.
Tu es sûr ? Oui. Bon va pour un verre d’eau.
Un cube aux facettes multicolores virevolte dans les mains de mon gamin ; le désir de parvenir à une unité de couleur sur chacune des faces occupe autant son esprit que ses doigts, les mouvements sont prestes et limpides. A ses dires, ce cube, prêté par l’ami qui lui donne tous les « trucs » pour parvenir au résultat idéal, a de bien meilleures performances que le sien. Ce serait lié à la marque de l’objet, sa fabrication différente offrirait une plus grande fluidité aux mouvements et donc une plus grande rapidité d’exécution. Il aspire à se l’offrir dès que son argent de poche le lui permettra. Plus que deux semaines.

Tandis que le cube s’uniformise, deux femmes s’installent autour de la table contiguë à la nôtre. Une grande femme aux formes généreuses aide la vieille dame qu’elle accompagne à s’asseoir. Les gestes sont lents et respectueux.
La vieille dame s’assoit. Je la reconnais.
Sa compagne lui demande si ça va.
Dans un signe de tête et un froncement de sourcil, elle répond par la négative.Cette information n’engendre pour autant pas de changement particulier. Non, pas de réaction face au fait que la vieille dame ne se sente pas bien.

Je la regarde. Elle est assise les yeux dans le vague. Le regard saisissant d’absence. Sans voix. Ce regard transparent, d’une clarté à la couleur délavée, ni bleu,ni vert: pers;fut un des plus vivants, des plus conscients, de mon enfance.
Silencieuse, elle laisse le choix de sa boisson au bon vouloir de celle qui lui fait faire cette promenade, que j’imagine quotidienne, et dont elle se passerait sans doute.
On sort les vieillards comme on sort les bébés. Il faut prendre l’air. Le prendre où ? Le prendre comment ? Est-ce que l’air du dedans, du cocon rassurant pour une vieillarde perdue, n’est pas à même de remplir correctement ses poumons au vu des efforts qu’elle a à fournir.
Le parfait chignon, le grand âge de la dame, le tailleur bordé d’un liseré sombre qui dit précisément le nom de la maison de couture d’où il vient, laisse présager que si cette femme avait pu choisir elle-même ce qu’elle allait boire, son verre ne serait pas rempli de cette boisson brune et pétillante dite tour à tour light, zéro ou décaféiné...
Elle boit cependant, tandis qu’on lui glisse dans la main un journal gratuit, de ceux que l’on distribue à la sortie des stations de métro et qui, ainsi que la boisson, est en total désaccord avec les bagues qui ornent les doigts fatigués.

Ralentie, épuisée.

Une larme coule. Dedans. Elle ne sort pas, ne se répand pas, mais elle est là. Je la sens. Elle se forme dans le coin de mon œil gauche et vient remplir l’intérieur de mon corps.
Impossible de se permettre cette larme.
Impossible de la laisser couler face à celle qui un temps fit l’admiration de tout un pays et qui, sans cette perte de maîtrise, la trouverait sans doute déplacée.

La dernière fois que j’avais vu cette vieille femme, c’était à un enterrement. Celui de sa sœur. Elle s’apprêtait à s’asseoir sur un banc détrempé par la pluie. A peine avais-je eu le temps d’essuyer les gouttes à l’aide d’un mouchoir de papier, que son corps s’effondrait sur les planches de bois encore humides. L’affaissement de ce corps sur le banc, ne fut contrôlé que par le bras de celui qui la soutenait.
Ses yeux, secs, avaient déjà revêtu cette transparence égarée,
Et, de la manière irrationnelle avec laquelle réfléchissent ceux qui maîtrisent encore leurs sentiments, cette perte de conscience m’avait laissé espérer qu’elle échappait au chagrin que lui aurait causé l’irrémédiable absence de ce jour-là. 







26.4.16

Promenade







Il est des rencontres essentielles, de celles qui vous intiment de réfléchir à votre statut d’humain et dont l’encombrante et cognitive beauté vous entraîne à ne plus faire comme avant.

Mais plutôt qu’un portrait, qui dit si peu qu’il en devient
infidèle, qui dit tellement qu’il en devient indécent, j’ai un instant préféré les paysages. 
Eux seuls raconteront les moments vécus ou rêvés, diront le soutien de cette nature tant aimée, de ces vagues dans lesquelles on nage à proximité d’un horizon à la plénitude réconfortante, de ces chemins que l’on emprunte indéfiniment dans une délicieuse et rassurante récurrence.
Eux seuls diront la permanente quête du photographe qui poursuit sa route, sans trop songer que les êtres chéris sont de plus en plus nombreux à se parer de transparence.
Mes images ne sont faites que de rencontres. Elles prennent corps dans le souvenir de belles phrases murmurées dans un sourire songeur : « L’homme doit jouer sa note dans le concert universel, peut-être est-ce là la raison de sa présence en ce monde… Jouer une note… »
Elles ont pour viatique, les exigeantes et douces attentions que quelqu'une vous adressa les yeux dans les yeux : « Lorsque vous discutez avec quelqu'un ne vous tenez pas en dessous, pas au-dessus non plus. Face à face, Marie. Face à face…» 

Petit à petit, sans doute s’habitue-t-on à l’absence. Parvient-on même à faire usage de la mémoire sans excès de mélancolie, en songeant, à l’instant où elle pourrait l’emporter, qu’il existe la possibilité d'un léger déplacement, de ce « Sel de la vie » dont parle Françoise Héritier.
L’acte photographie ne montre pas tout, alors on le réitère sans fin jusqu'à pressentir parfois, telle la transposition du  souvenir d’une caresse sur la main, la lumière qui dessine la représentation tant espérée.


23.4.16

Martha




Alors que je suis en train de charger le coffre de ma voiture, deux femmes se croisent sur le trottoir. L’une me tourne le dos, elle porte des sacs chargés de courses, plie sous leur poids, elle est fatiguée et pressée, lente et pressée. Les deux femmes se connaissent et échangent quelques mots. La première est déjà repartie, elle poursuit son chemin sans se retourner, maugréant quelques mots à propos de la lourdeur de ses paquets.
La seconde s’attarde.
Longue, fine, elle porte un manteau violet qui lui descend jusque aux chevilles. Elle s’est arrêtée à ma hauteur et me regarde finir mon chargement. Elle porte un chignon de cheveux blancs, savamment désorganisé et des pendants d’oreille dépareillés. Elle a les yeux bleus, très clairs, cernés de gris. Elle est fatiguée elle aussi. L’hiver est long pour les vieilles dames. Les jours sont gris eux aussi, courts et se ressemblent tous.
Son élégance excentrique, lui donne si jolie allure, à mi-chemin entre la gitane et l’aristocrate. Dans un sourire ensoleillé d’un accent espagnol, elle s’exclame : « C’est dur de vieillir ! »

On ne peut prononcer une phrase comme celle là dans ma direction sans susciter immédiatement mon intérêt, autant qu’un début d’amitié. Elle me sourit. Elle fait face à quelqu'un avec qui elle peut parler. 
J’ai si peur de ne pas vieillir. Si peur de mourir sans avoir pu vieillir. La vieillesse est une chose à laquelle j’aspire comme d’autres à la richesse, à la beauté, au succès. Une sorte de Graal. Et de tous temps j’ai ce sentiment, irrationnel, sans doute lié à une histoire familiale dans laquelle les vieillards brillent par leur absence, que jamais je ne  parviendrais au grand âge…

Martha est cubaine, et irlandaise par son père! Elle a épousé un chilien, ils ont quitté le Chili après le coup d’état de Pinochet. Elle était architecte, a travaillé presque trente ans au Centre Georges Pompidou. Elle a une fille de trente-neuf ans et des petits enfants. Ils sont loin. Martha s’interrompt et me sourit. Ce lumineux sourire comme remerciement de ce court instant où l’on peut discuter.

Face à ce genre de rencontre, je suis toujours confrontée au même dilemme. Envie de boire un café en compagnie de Martha, de continuer discuter de la vie, de la vieillesse, de tout de rien… Envie de faire son portrait. 
Mais la liberté de l’échange de cet instant sera transformée, nous deviendrons des connaissances, puis des amies peut-être, alors toutes les règles sociales habituelles interféreront dans nos rapports et la spontanéité de notre première conversation ne sera plus jamais possible.
Il faut alors choisir si cette rencontre restera un joli souvenir, qui s’estompera, plus ou moins vite. Ma mémoire me fera défaut et donnera à la résurgence de cet instant les contours imprécis d’un sfumato.
Martha perdra ses cernes gris, deviendra excessivement belle. J’oublierais sa fatigue et ne me souviendrais que d’une gitane irlando-cubaine au bel accent et au sourire communicatif…


22.4.16

Le jardin




Je n’étais pas retournée à Lann Dreff depuis le défrichage du jardin.
Pour la première fois, j’y vais tôt le matin. Les arbres coupés laissent la lumière s’insinuer de tous les côtés, à n’importe quelle heure.
Les lieux ont changé, le soleil se lève dans un endroit où il était habitué à se coucher.
Paradis est un mot d’origine persane qui signifie « enclos muré ».
La lumière est belle. La végétation repousse, petit à petit. Les arbustes sont en fleurs. Le portail en fer forgé, aux découpes en forme de cœur, ne tient plus debout que par hasard. On peut entrer soit à sa gauche, soit à sa droite. Il est devenu inutile. Inutile et photogénique. Je lui tire le portrait. Je déambule dans de hautes herbes humides, en quelques minutes je sens la rosée monter le long des jambes de mon pantalon.
Le plaisir de faire des photographies ici, revient, accompagné du sentiment d’enregistrer une succession de petits paradis invisibles…


21.4.16

Il faudra que je me souvienne


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Marie Jo Chombart de Lauwe, Denise Vernay, Geneviève de Gaulle, Maria Ioli, Micheline Maurel, Renée Mirande Laval, Marie Claude Vaillant-Couturier. Sept femmes, toutes déportées à Ravensbrück, témoignent sur un plateau de télévision de leur déportation.
Nous sommes en 1967, vingt-deux années après leur retour.
Elles sont jeunes, si jeunes encore.
Marie Jo Chombart de Lauwe a 43 ans
Miarka a seulement 42 ans.
Elles sont dispersées dans l’espace, assises sur des tabourets, entourées de dessins du camp de Violette Lecoq. Le studio est plongé dans la pénombre et lorsque l’émission commence on ne distingue à l’écran que les silhouettes en ombre chinoise de femmes immobiles.
Les images tournées en noir et blanc et une dramatique musique de fond accompagnent la lecture de poèmes de Micheline Maurel:

"Il faudra que je me souvienne,
Plus tard, de ces horribles temps,
Froidement, gravement, sans haine,
Mais avec franchise pourtant…"

Marie Jo Chombart de Lauwe et Denise Vernay sont assises côte à côte.
La première fait face à la caméra et raconte.
La seconde, de profil, la regarde en écoutant.
Les mots de Marie Jo Chombart de Lauwe se succèdent. Insupportables. Elle raconte les bébés au revier. Les enfants nouveaux nés, mort-nés ou presque, dont elle s’occupe. Les nourrissons morts, qu’il faut aller déposer à la morgue du revier. Où les mettre ? Que faire de ces tout petits corps ?

"La première fois que je suis descendue à la morgue avec ces petits cadavres dans les bras, je ne savais pas quoi en faire. J’ai fini par les déposer dans les bras d’une des femmes mortes qui étaient là, pensant que c’était mieux leur place dans les bras d’une femme. Mais c’était effroyable parce que ces femmes elles-mêmes étaient grimaçantes et que nos bébés devenaient aussi horribles que les femmes mortes. Et après, il y avait les mères de ces enfants qui arrivaient. C’était un désespoir à chaque fois. Tous les matins…"

Lorsque je coupe le son un instant, pour respirer un peu, tellement horrifiée par ce que j’entends, je ne vois alors plus que leurs visages. Celui de Marie Josée Chombart de Lauwe est si posé, une sorte de calme et de douceur se dégage d’elle, aucun geste brusque, aucune mimique dans ses traits. Au moment même où elle raconte l’horreur, elle apparaît imperturbablement stoïque. A peine perçoit-on un peu d’inquiétude, un léger tressaillement de ses sourcils. Et c’est le visage de Miarka, son regard, tandis qu’elle écoute sans mot dire, qui racontera l’horreur de ceux prononcés par une autre. Elle semble pétrifiée, figée par le témoignage de sa compagne de déportation. Effarée. Le si beau, si vivant et si expressif visage de Miarka. Cette beauté que l’on pourrait uniquement retenir est balayée. Mise de côté.
C’est sa douleur, à l’idée de l’abominable douleur des autres, qui envahit l’espace.


Paysages silencieux




Dans « Le visible et l’invisible », Merleau-Ponty écrivait :
«…C’est à partir de cette pelouse devant moi que je crois entrevoir l’impact du vert sur la vision d’autrui, c’est par la musique que j’entre dans son émotion musicale, c’est la chose même qui m’ouvre l’accès au monde privé d’autrui. Or, la chose même, nous l’avons vu, c’est toujours pour moi la chose que je vois. L’intervention d’autrui ne résout pas le paradoxe interne de ma perception : elle y ajoute cette autre énigme de la propagation en autrui de ma vie la plus secrète, autre et la même, puisque de toute évidence, ce n’est que par le monde que je puis sortir de moi… »

Un jardin, un enfant qui court derrière sa mère.
Un nuage
La noirceur d’un sous-bois.
Le jaillissement des arbres
Un promeneur solitaire longeant le bord de mer dans une errance indéfiniment réitérée.

La nécessité à dépasser sa propre histoire est posée face à la quête de l’image photographique. L’évidence de sa présence se fera pourtant lorsque le spectateur dans son regard posé sur ces photographies choisira de se laisser couler dans la douceur du souvenir du goût d’un biscuit que l’on a trempé dans du thé… ou de passer son chemin.
Chercher à atteindre l’autre c’est admettre avec soulagement qu’il n’est pas si différent.
Dans ce regard posé sur les images, l’enfant lancé à la poursuite de la silhouette qui s’éloigne sera à la fois autre et tout autant incarné.
L’histoire, déplacée, cessera de n’être que celle du photographe, les deux représentations se réuniront laissant s’insinuer, pas à pas, la réminiscence.
Eloigné des conflits, du chaos que pouvaient engendrer les couleurs, le choix du noir et blanc est celui de l’ombre autant que de la lumière.

19.4.16

Gisèle



Il y a quelques jours, j'ai reçu cette photographie.
Un portrait de Gisèle Guillemot daté de 1957, envoyé par sa fille aînée.
Sur cette image, Gisèle a 35 ans. Lorsque je l'ai rencontrée elle en avait 80.
Ce portrait, à un âge où je ne l'ai pas connue, me parle d'elle comme aucun autre, ressemble tellement à mon souvenir d'elle. 
A la fin de sa vie, elle me disait "Ma chérie, jure-moi que tu penseras à moi quand je serai morte!
J'ai juré!


Ecoute maman je vais te raconter
Ecoute, il faut que tu comprennes
Lui et moi on n’a pas supporté
Les livres qu’on brûlait
Les gens qu’on humiliait
Et les bombes lancées
Sur les enfants d’Espagne
Alors on a rêvé
De fraternité…
Ecoute maman je vais te raconter,
Ecoute, il faut que tu comprennes
Lui et moi on n’a pas supporté
Les prisons et les camps
Ces gens qu’on torturait
Et ceux qu’on fusillait
Et les petits enfants
Entassés dans les trains
Alors on a rêvé
De liberté…
Ecoute maman je vais te raconter
Ecoute, il faut que tu comprennes
Lui et moi on n’a pas supporté
Alors on s’est battu
Alors on a perdu
Ecoute Maman, il faut que tu comprennes
Ecoute, ne pleure pas…
Demain sans doute ils vont nous tuer
C’est dur de mourir à vingt ans
Mais sous la neige germe le blé
Et les pommiers déjà bourgeonnent
Ne pleure pas
Demain il fera beau



Comme une parenthèse





Comme une parenthèse, un retour à Paris en voiture en compagnie de Marie-Josée Chombart de Lauwe. Des heures à l’écouter. Je lui pose des questions, un peu, mais très peu finalement.
Et elle raconte : le travail à l’usine Siemens, en bordure du camp de Ravensbrück, où elle fabriquait des petites pièces électriques pour les tableaux de bords des avions de l’armée allemande, un travail d’orfèvre, impossible à saboter. Elle "organisait" (volait dans le langage du camp) de toutes petites pièces pour fabriquer des cadeaux d’anniversaire à ses amies, à sa mère, déportée avec elle car résistante elle aussi. Ces deux petites broches ciselées dans des voyants d’interrupteurs mesurent moins d’un centimètre de hauteur. Marie-Jo y a inscrit son matricule et celui de sa mère.
Elle raconte aussi la Kinderzimmer, la nurserie du camp. Car bien sûr, dans un camp où l’on enferme des femmes, certaines arrivent enceintes. Marie-Jo sera infirmière auprès de ces mères et de leurs bébés qui ne survivent guère plus de trois mois. Il faut trouver des ruses pour les nourrir. Seulement deux biberons. Alors elle active la solidarité du camp, et la nurserie reçoit dix petites bouteilles, il faut des tétines. Une paire de gants de chirurgien, volée sur le bureau d’un des médecins du camp, et ce seront dix tétines découpées dans les dix doigts des gants.               

Valentine Goby, dans son roman « La Kinderzimmer »,  raconte l’histoire de Marie-Josée Chombart de Lauwe.
Aux Editions Actes sud.